Il est tout à fait remarquable qu'en publiant en 1971 son livre
« Théorie de la Justice », livre qui a eu, tant aux Etats-Unis
qu'en Europe maintenant, le retentissement considérable que l'on sait,
John Rawls se soit placé délibérément sous le signe d'un retour à Kant,
plus précisément à la théorie bien connue du contrat social, telle qu'on
la trouve chez Locke, Rousseau et Kant. Rien ne pouvait être plus
iconoclaste dans un pays où la culture dominante, à côté du pragmatisme,
était l'utilitarisme, c'est-à-dire une doctrine qui justifie
rationnellement le sacrifice d'une minorité au bien-être global du reste
de la société, au nom du « plus grand bonheur au plus grand
nombre ». En proclamant, au contraire, que « chaque personne
possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du
bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée »,
Rawls, de manière prémonitoire, anticipait à la fois sur le type de
menaces que le « repli identitaire » fait peser chaque jour
davantage sur les droits des minorités, sur la nécessité de réaffirmer la
priorité de la justice sur le bien-être dans une société se voulant
démocratique et, donc, sur l'urgence d'un « retour à Kant » pour
mettre fin aux excès de la « démocratie de marché », pour
reprendre l'expression de Ronald Dworkin. Il serait à la fois vain et hors
de propos de tenter de prouver que Rawls est kantien d'un point de vue
doctrinal. L'important n'est pas là. L'important est bien plutôt de
comprendre comment, pour lui, aussi bien son projet que sa démarche sont
inspirés par Kant. A première vue, la théorie présentée par Rawls est
éloignée de Kant. Elle a pour objectif de formuler systématiquement et de
fonder en raison les principes de justice distributive, en particulier,
l'égalité dans la protection des droits civiques et politiques,
économiques et sociaux des citoyens, que, dans nos sociétés
contemporaines, tout régime démocratique constitutionnel et soucieux de
justice devrait adopter. Ce n'est donc pas une théorie morale générale que
l'on pourrait comparer de ce point de vue à la doctrine kantienne. Son but
est plutôt, conformément à la tradition juridique américaine, la mise en
place de lignes directrices destinées aux décideurs politiques et sociaux
pour éviter les dérapages possibles dans les nombreuses interprétations
tant des lois que de la Constitution américaine que cette tradition
autorise. Son rôle est donc surtout régulateur et elle se rapprocherait
plus de la « Doctrine du droit » que des « Fondements de la
métaphysique des mœurs ». D'autre part, elle a un domaine différent,
celui des principes régulant la « structure de base de la
société », et non la seule évaluation morale d'actions et de
situations individuelles. Ces deux principes normatifs sont, pour
Rawls, les suivants : 1 - « Chaque personne doit avoir un
droit égal au système total le plus étendu de libertés de bases égales
pour tous, compatible avec un même système pour tous », principe qui
est prioritaire lexicalement par rapport au suivant, à savoir que 2 -
« les inégalités sociales et économiques doivent être telles qu'elles
soient 2a. au plus grand bénéfice des plus désavantagés »
(principe de différence) et que 2b. le principe d'une juste égalité des
chances ait été respecté. Il n'en demeure pas moins, malgré toutes ces
différences d'ambition, de rôle et de domaine, que le projet se veut
kantien. Tout d'abord, il s'agit, à la différence de l'utilitarisme, d'une
théorie « déontologique » de la justice qui affirme, comme Kant,
la priorité du juste sur le bien et celle de l'autonomie individuelle sur
le bien-être. En effet, la caractéristique principale des utilitaristes
comme Bentham et Mill, tout comme de leurs émules contemporains, les
économistes de « préférences révélées » (Paul Samuelson), est
d'avoir confondu l'efficacité (au sens du Pareto et la justice). Par
composition des utilités individuelles, on arriverait à calculer l'utilité
totale et à estimer alors si une situation est juste. Une telle doctrine
ignore l'importance des aspects distributifs de la justice, à côté de ses
aspects agrégatifs, parce qu'elle ignore la réalité de la personne et
de ses droits. Rawls va donc montrer que le « principe d'efficacité
ne peut être utilisé tout seul comme conception de la justice ». La
même erreur avait été commise, selon Kant, par les moralistes de
l'Antiquité, les conduisant à une doctrine idéologique, c'est-à-dire où le
bonheur exerce sa tyrannie de l'extérieur de la liberté humaine, avec pour
conséquence l''hétéronomie. Au contraire, pour Rawls comme pour Kant,
c'est l'autonomie de toute personne vis-à-vis des impératifs du bien-être
qui doit être protégée par la justice. Mais, en faisant appel à la
tradition du contrat social, à Rousseau et à Kant, Rawls va beaucoup plus
loin qu'une simple application politique de l'idéal d'autonomie à la
protection des droits. C'est sa méthode de justification des principes de
justice, sa démarche elle-même, qui sont déterminées de l'intérieur par
l'idéal d'autonomie. Les principes de justice, dit Rawls, sont « les
principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de
favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale
d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes
fondamentaux de leur association ». Une théorie contractualiste et
« constructiviste » de la justice ne suppose aucun concept du
juste antérieur au contrat social et à la procédure de construction des
principes de justice. Elle est donc profondément inspirée par
l'antiréalisme de la « révolution copernicienne » de Kant. En
d'autres termes, il n'y a pas de justice « en soi » distincte de
notre idée de la justice telle que la procédure de sélection et de choix
des principes nous la découvre. Encore faut-il que cette procédure soit
correctement construite pour que le résultat en soit équitable. Il serait
trop long d'expliquer ici l'ensemble de l'argumentation de la célèbre
« position originelle » de Rawls qui constitue un des aspects
les plus célèbres et les plus passionnants de son livre. Le point central
en est l'hypothèse du « voile d'ignorance ». Nous devons
« construire » nos principes de justice dans une situation
contractuelle hypothétique, la « position » originelle »,
sans avoir accès aux informations habituelles concernant notre situation
particulière, nos talents, etc., c'est-à-dire à tout ce qui relève des
contingences naturelles et sociales. C'est cette condition,
essentiellement, qui garantit l'équité de notre choix. L'équité des
conditions du choix se transmettant au résultat même de choix, c'est la
seule démarche possible pour avoir accès à la justice si nous posons que
l'existence d'une « justice en soi », extérieure et antérieure à
notre choix, serait incompatible avec notre autonomie de citoyen. Nous
choisissons les principes de justice en adoptant, en quelque sorte, dit
Rawls, le point de vue du sujet nouménal. Il existe, bien sûr, une
lecture non-kantienne de la démarche de Rawls qui consiste à voir dans le
voile d'ignorance le meilleur moyen de protéger nos intérêts au sens de
notre bien-être. Si nous faisons l'hypothèse du pire (argument du
« maximin »), nous préférerons des principes qui, comme le
principe de différence, protègent les plus défavorisés puisque nous
risquons de nous trouver dans leur cas, plutôt que le principe
utilitariste qui, lui, n'exclut pas le sacrifice des plus désavantagés si
les autres en profitent. Mais il y a une lecture kantienne du voile
d'ignorance que les écrits plus récents de Rawls ont confirmé. Le voile
d'ignorance permet d'atteindre l'impartialité, c'est-à-dire d'exclure des
principes de justice qui seraient au service d'intérêts particuliers. Et
les contractants qui choisissent les principes de justice voient bien en
eux des impératifs catégoriques et non de simples impératifs particuliers
de la prudence, tout comme ils se considèrent eux-mêmes, grâce au voile
d'ignorance, comme des personnes morales dont ils respectent l'autonomie
comme la rationalité, et pas seulement comme des consommateurs à la
poursuite de leur bien-être. Il existe donc un « point de vue
moral » au cœur même de l'entreprise démocratique qui ne peut se
contenter de définir la justice de manière moralement « neutre »
par la maximisation du bien-être, même si la tâche consistant à montrer
que ce point de vue n'est cependant pas celui d'une vision morale
particulière est loin d'être achevée. Le tour de force de Rawls a été
de transformer le problème classique de la justice en celui des conditions
du choix des principes de justice de même que celui de Kant avait consisté
à transformer la question de la vérité en celle des conditions d'un
jugement d'objectivité. Il est devenu très à la mode, en ce moment, parmi
les critiques « communautariens » de Rawls, aux USA et ailleurs,
de critiquer sa théorie de la justice comme trop « formelle » et
kantienne. Mais, comme ce fut le cas pour le « retour à Kant »
après Hegel, lire Rawls face à ses critiques nous permet de comprendre
que « être kantien » veut dire sans doute avant tout
mettre l'autonomie de la personne au centre d'un projet et d'une stratégie
antiréalistes.
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